Sylvie Durbec,
En résidence à la Maison de la Poésie de Rennes

vendredi 25 janvier 2013

Le présent passé: trois souvenirs fragiles

Il s'agit aujourd'hui d'inventer le temps du sans patrie.
Son espace, on l'a vu, est un espace dilaté, distordu, mêlant le nord et le sud, l'est et l'ouest.
A son image.
On l'a vu se tordre en tous sens pour épouser le fil.
Les méandres du fil et ceux de la brodeuse.




Ce temps du sans patrie qui n'existe pas comme temps grammatical, ni mode verbal, pourrait se nommer le présent passé. Les latinistes seront d'un évident secours car en latin il y av des temps et modes qui auraient pu en être proches.
Seul temps humain véritable, le présent passé.
Temps que les enfants explorent et que les adultes ont peur de vivre.

C'est en rangeant de vieux albums de timbres où la géographie ancienne parle aussi de l'histoire et de ses révolutions, que ces mots, passé présent, me sont venus à l'esprit. Il y avait là de vieilles cartes postales et des morceaux déchirés d'enveloppe qu'on avait conservés pour les timbres. S'y lisaient encore les noms et un peu de l'adresse. Tout, dans ces albums et les papiers qu'ils recelaient, parlaient une langue ancienne à l'image de l'encre violette utilisée par le ou les collectionneurs. Sur celles que j'ai photographiées, les timbres témoignent de la présence de l'expéditeur en Indochine, plus exactement à Saigon, nom qui a coloré mon adolescence parce que ma mère a cru longtemps pouvoir hériter d'un terrain qui avait appartenu à une tante et un oncle, vraisemblablement les correspondants de mes parents. 



En regardant les bouts d'enveloppe qui portaient l'adresse de mes parents, m'est venue l'envie de leur écrire. De leur envoyer une lettre à cette adresse, rue des Polytres à Marseille où ils habitaient avant ma naissance. Tous les deux, si jeunes, si beaux aussi, dans leur ignorance de ce qui allait les séparer et les tuer, je les imagine ouvrant ma lettre. L'envie aussi de lire leur réponse étonnée: qui êtes-vous pour nous écrire? 

Ils vivent encore dans leur passé et ce passé est présent dans l'écriture de leur adresse et dans l'encre bleue. S'est glissée entre eux une autre enveloppe déchirée où figure mon nom. J'habite avec ma mère, mon père est parti depuis longtemps, et je crois à la collection de timbres qu'ont entrepris des parents oubliés. On m'écrit, une amie d'origine espagnole qui m'agace un peu parce qu'elle dit du mal du Portugal et qu'elle est très catholique. Et puis elle est assez riche et fait du cheval. Tandis que je vis avec ma mère dans une achélème, à Marseille et ne suis jamais montée sur un cheval, ni partie à Tossa de Mar, sur la Costa Brava. A cause d'elle, j'ai commencé une collection de cartes postales. Presque toutes envoyées par elle d'Espagne. Je pourrais écrire à cette amie que je connais maintenant Blanès puisque j'y suis allée l'an dernier en souvenir de Roberto Bolano, un chilien. Mais pas du tout en pensant à elle, que j'avais tout à fait oubliée.

Présent passé où se bousculent en cette après-midi de grand vent glacé et de soleil l'Espagne, ma mère, cette amie de Béziers, Bolano comme souvent, mon père et ce nom de Polytres dont je n'ai jamais trouvé à quoi il se rapportait. Dans ce présent disparu tout va ensemble comme dans les albums de timbres où voisinent la Russie avant la révolution, les colonies françaises et l'Algérie indépendante. 



Mais cette après-midi, j'ai redécouvert l'écriture d'André Suarès : "Cette magnifique table de feu et de sang, entre l'Europe et l'Afrique, l'Espagne..." et je regrette que le texte de Marsiho joué, vécu même par Philippe Caubère (vu au Festival d'Avignon l'an dernier et joué aussi à la Maison de la Poésie cet hiver) ne soit pas présent pendant l'événement Marseille 2013, présent passé? 

A l'amie espagnole de Béziers dont j'ai (presque) tout oublié, je dédie mon incapacité à mémoriser la 
manière de faire une tilde sur un clavier d'ordinateur. 

A l'amie partie, perdue, envolée le samedi 12 janvier, que puis-je dédier si ce n'est cette rose au doux nom qu'elle aimait, cuisse de nymphe émue? Que le vent disperse ses pétales dans le vent près de la mer...Et l'accompagnent les mots d'une poète, Albane Gellé:

Tenir à plat milieu des
mains trois souvenirs fra-
giles épais cherchant à voir
par-dessus bord maladroite-
ment posés debout.

Si je suis de ce monde, Cheyne éditeur.





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