Sylvie Durbec,
En résidence à la Maison de la Poésie de Rennes

samedi 1 décembre 2012

Voir ou ne pas voir le Mont Ventoux de sa fenêtre

Depuis plusieurs jours le vent.
Froid, violent et là-haut, la neige.
A presque 2000 mètres.
Celle dont je rêve, rose et légère au coucher de soleil.
Frissonnante du pas des chevreuils.



De la fenêtre, vent, feuilles en valse, cyprès secoués et l'arbre mort, celui que le voisin irascible a tué.
Mais pas le Mont Ventoux, royal et enneigé, à qui nous tournons le dos.
A un moment de la route que je prends pour revenir à la maison, il surgit, impeccable de blancheur, là-bas, pas très loin en réalité, mais inaccessible. Fouji Yama du sud, isolé et élégant comme jamais.
Il se tient entre la plaine et la colline et disparaît dès que j'approche de la maison.

Il est, lui le solitaire, la justification de vivre loin de Marseille et de la mer.
Il accorde la montagne à la plaine, le soleil à la neige, le vent à la beauté.
On comprendra que je l'aime passionnément.
Comme la mer.
L'un et l'autre sont nécessaires pour vivre ici.
Pour affronter la dureté de ce monde.
Chacun (Ventoux, Méditerranée) distant et proche. En une heure on les rejoint.
Ce qui justifie à mes yeux d'avoir une auto.


Voir ou ne pas voir le Ventoux.
Voir ou ne pas voir un paysage.
Qu'est-ce que c'est, un paysage familier?
Celui de ta famille, celui que tu reconnais, celui qui t'accompagne depuis l'enfance?
On me l'a dit et redit: je ne suis pas d'ici, je suis de la mer, pas de la terre.
Ici, en Provence, on est de la terre.
La terre, ça se clôture, ça se barbelise, ça se mesure.
Marseille, c'est loin et sans limite. Et la mer prend toute sa place.
On ne peut pas l'enclôre, la mesurer, la fermer.
La mer, patrie mouvante sur laquelle aucune frontière ne tient?
Je ne réponds pas. Je cherche des yeux le Ventoux.

Un tigre a surgi dans le pré.
Ce n'était pas Smouroute qui dort à poings fermés depuis que le vent s'est remis à souffler.
Tigre de Borgès qui a surgi depuis Marseille et veut s'installer dans mon bureau.
Tigre offert. Tigre de papier?
Nous verrons quel usage il fera du Mont Ventoux.
Après tout, depuis Pétrarque, les marcheurs du Ventoux savent qu'on peut se perdre sur ses pentes. Surtout quand la neige brouille les pistes.


Des morceaux dont on remplit ses poches font une patrie.
Déposés sur la table, ils rayonnent faiblement.
Ils me sont d'autant plus chers qu'ils étaient promis à la disparition en Bretagne. S'ils étaient restés là bas, ils auraient été jetés, perdus, détruits.
Que faire d'un morceau de béton de chez Guitton, de pétales d'hortensias fanés?
A Lorient il y a eu un Musée Ephémère.
Y aurait-il une patrie du même genre, à confectionner vite et qui resterait précaire?

Le livre, patrie précaire.
Cette impression d'être dans l'encre et hors d'elle.
Cette pensée que le livre importe plus que celui/celle qui l'a fait.
Pour qu'il reste léger, facile à emporter, sans la lourdeur de son auteur.
D'ailleurs son peu de poids est rassurant, dans la poche.
Une patrie qui peut brûler, se noyer, disparaître.
Mais aussi qu'on peut tendre d'un geste de la main à celui qui n'a pas de livre où se mettre.
La nuit obscurcit les arbres.
Et les morceaux de bretagne brillent encore, faiblement bien sûr, mais brillent.
Ils parlent leur propre langue, un peu chaotique mais tendre.
Une langue comme un feu sous la cendre.
Et c'est bon à prendre pour se réchauffer.
Il va geler cette nuit: je n'ai pas rentré l'eucalyptus ni la plante ramenée de La Réunion.
Mais il reste ces débris phosphorescents que la mer nous abandonne.

Mathurin Méheut, Faune des mers, huile sur toile, musée des beaux-arts de Brest.

Mathurin Méheut, Faune des mers, huile sur toile, musée des beaux-arts de Brest.

C'est sûr: je retourne à Rennes en mars. Et c'est tout ce qu'il faut pour faire chanter la nuit!



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