Sylvie Durbec,
En résidence à la Maison de la Poésie de Rennes

lundi 3 décembre 2012

La gloire des oreilles décollées

Il faut commencer par une phrase. Ce sera celle-là:

"La beauté n'est rien au regard de la gloire des oreilles décollées, des épaules bancales et des yeux chassieux. "
Xavier Girard, à propos de Soutine.

carnet du heimatlos

Il y aurait aussi à dire de la traversée des espaces désolés entre Tarascon et Montpellier.
A qui il faudrait un Soutine pour leur rendre ce qu'ils ont perdu et qui pourrait devenir leur beauté actuelle.
De la forme d'une ville à celle d'un visage, de ce qu'il y a autour, oreilles comme ornières des entours,
lieux où ne pas mettre ses chaussures, oreilles à cacher derrière ses cheveux, il n'y a qu'un pas. Quant aux pieds, n'en parlons pas, heureusement qu'il existe des chaussures pour les masquer.
Et j'aime ce mot de gloire que suscite la peinture des travailleurs de la semaine, tout ce petit peuple que peint inlassablement Soutine et qui va des idiots en uniforme aux arbres secoués par le vent, des chemins et du vent aux enfants et aux femmes dont les yeux sont rongés d'on ne sait quelle absence.

Lecture ferroviaire: La forme d'une ville, Julien Gracq.
Et soudain, au détour d'une phrase, me revient le cercle de farine dans lequel je jouais à Marseille, dans la minoterie de Saint Julien où mes parents m'emmenaient jouer pendant qu'eux parlaient avec leurs amis. A-t-il vraiment existé? Je n'en suis plus si sûre. Mais c'était un moulin où nous allions et ce mot, encore plus que celui de minoterie, entraîne avec lui sa part de farine. Cercle des fées blanc que je traçais sur le sol autour de moi comme la forme parfaite de la ville où je vivais.
Blanc et bleu, couleurs de Marseille. Je reviens toujours à ce surnom de Bleue que Lucien me donnait. Lucien enterré dans le village où j'habite par un de ces hasards que Breton appelait objectifs. Il me semblait que ce nom allait avec la mer Méditerranée et l'expression "grande bleue"qu'employait souvent ma mère pour la désigner. Comme les harengs et les fourchettes semblables à des bras sur un tableau de Soutine.

L'enfant Bleue s'entourait de blanc pour se fabriquer une patrie. (J'allais écrire le mot fratrie. Patrie/fratrie? Serait-ce là la patrie de la heimatlos? )
Tandis que ses parents faisaient semblant de vivre ensemble aux yeux du monde, l'enfant jouait.
Monde si petit qu'il aurait tenu dans une main et que j'ouvrais aux dimensions d'un cercle magique de blancheur le temps d'une visite à la minoterie.

La Méditerranée, île de Kerkennah

Je n'avais pas les oreilles décollées.
J'étais trop grande pour mon âge.
Et en cachette je me prenais pour un garçon et m'élevais au-dessus du sol dès que ma mère avait le dos tourné.
Julien Gracq:

" Je croissais, et la ville avec moi changeait et se remodelait, creusait ses limites, approfondissait ses perspectives, et sur cette lancée - forme complaisante à toutes les poussées de l'avenir, seule façon qu'elle ait d'être en moi et d'être vraiment elle-même - elle n'en finit pas de changer."

Un peu plus haut que le sol se trouvait un fragment de patrie qui n'était à personne.
(S'il existe le mot patrie pour désigner une terre, un pays, qu'en est-il du mot fratrie? Evoque-t-il autre chose qu'un lien de parenté? Serait-il lui aussi le lieu d'une terre fraternelle où se réfugier en cas de besoin? Le dictionnaire ne le dit pas. Est-ce que la patrie portative est à mettre en relation avec la fratrie? Suivons l'idiot de Soutine et nous en saurons peut-être davantage. La peinture comme patrie portative? Après tout, pourquoi pas?)

Là on pouvait rêver tranquillement à "la gloire des oreilles décollées" et autres défauts physiques. Et surtout à devenir une artiste sans se demander plus avant de quel sexe exactement on était fait. Entre deux haies de noisetiers, on se prenait à voler tranquillement et tout allait son cours, et pourtant, depuis longtemps le secret honteux avait pénétré assez avant pour que je ne puisse plus croire tout à fait à la puissance des grandes personnes, pas plus qu'à celles des fées.


Restaient, restent les fourmis (fourmifolle d'Edith, par exemple) les noisetiers et autres compagnons de fortune. Ils peuplent les livres de mots et alimentent nos rêves, comme autant d'anges aux oreilles décollées.


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