Sylvie Durbec,
En résidence à la Maison de la Poésie de Rennes

mercredi 7 novembre 2012

Une lettre d'Henry Miller et un avion de papier

cartes postales, phares américains et bretons, maisons de Soutine

Trouvailles en tous genres.
Derrière le radiateur un avion de papier. Signe d'Edith A.? De Jean-Christophe B.? Quel résident a joué avec ce petit avion maladroit? Qui de si loin m'a fait un signe?


Chez l'ami Patrick Bléron, un poème de Roberto Bolano où apparaît l'expression nous les néochiliens...

Des lectures du soir, dont Jean-Patrick Dubost en avant de résidence, dans un langage errant et brillant.
Le beau visage de Clarice Lispector sur la couverture de la revue Europe.
Cette lettre d'Henry Miller où est évoqué Soutine.

8, Villa Seurat
Paris (XIVe)
Mercredi 24 mai 1939
Mon cher Giono ,
Notre ami commun Henri Fluchère m'a dit que vous serez content de me rencontrer et comme je quitte Paris dans quelques jours et que je pense aller en Grèce en prenant le navire à Marseille vers le milieu de juillet, je peux vous visiter vers la fin de juin ou le début de juillet. C'est pour moi très triste de quitter Paris que j'aime le plus. Mais tout le monde part ou va partir. Mes amis et mes connaissances et mes voisins aussi - Betty Ryan qui habite au-dessous et Soutine - tous ils partent.
Le modèle de Soutine qui s'appelle Gerda Groth , et qui est allemande, me dit comment ils sont inquiets de la situation. C'est amusant car il n'aime pas ce nom allemand de Gerda et il l'appelle Garde et nous tous nous l'appelons Mlle Garde aussi.
Lui je ne le vois que quelquefois dans la rue, habillé avec un costume bleu chic de chez Barclay, toujours très pressé. Je lui dis bonjour, mais il ne parle que pour se plaindre de la radio des voisins qui est c'est certain infernale, tant qu'elle est forte et nous empêche même de travailler. Il préfère écouter des disques avec de la musique de Bach. J'ai voulu lui prêter des disques de musique moderne de jazz, que j'ai en grand nombre, cependant il n'est pas intéressé.
J'ai plusieurs fois invité Soutine à me venir voir dans mon appartement, mais il est très timide et il dit oui, mais il ne vient pas. Il est tout le temps chez une voisine, Chana Orloff , la sculpteuse russe. Chana qui est une très bonne amie de moi me raconte qu'au contraire de ce qu'on pense, Soutine est très rigolo quelquefois. - Il m'a montré, elle me dit, comment quand il était trop pauvre pour acheter une chemise, il sortait après avoir enfilé un caleçon, avec les jambes pour servir de manches, et par dessus cela une cravate autour du cou!
Je termine en ce moment un petit livre pour mes amis américains sur l'aquarelle que je pratique aussi avec Hans Reichel et qui me donne beaucoup de plaisir. Ça je l'appellerai "The Waters Reglitterized", qu'on pourrait traduire par "Les eaux rendues à nouveau brillantes", mais c'est plutôt expressif en anglais qu'en français.
Mais il est temps de terminer mes bagages. J'espère vous voir très bientôt en Provence.
Cordialement vôtre,
Henry V. Miller 



On le voit, tout ici me ramène à Soutine, à l'heimatlos. Comme Walser, Soutter, Soutine est une des figures de l'heimatlos. Peut-être qu'aujourd'hui partir en résidence assouvit un peu cette inquiétude, celle d'être sans patrie, pour lui donner un sens, lui permettre de se développer  dans une écriture. Partir de chez soi (mais non pas de sa ville maternelle) serait une manière de se réapproprier un territoire imaginaire et toujours précaire. D'où cette obsession de patrie portative. Il m'aura fallu découvrir que pour les Juifs cette expression désignait le Pentateuque (Ancien testament) pour comprendre que je me sentais errante et qu'il me fallait justifier mon errance par la recherche de cette patrie portable et légère, précaire et puissante.

Comme dans la forêt le promeneur butte sur les racines s'il s'écarte du sentier tracé par ses prédécesseurs, je butte sur les mots laissés Villa Beauséjour. Origine, racines. Sur la cheminée, mille petites patries portatives. Comment y glisser la mienne, faite d'inquiétude et de couleurs?
Ecrit hier encore sur une couleur, le bleu cette fois, qui signe la fin de la route pour Chaim Soutine. Enneigée comme il se doit. Mais aussi traduction de quelques poèmes de Lucetta Frisa, Ritorno alla spiaggia, avec cette phrase en français mise en exergue:

Maintenant il n'y a que la mer
qui est ma mère.

Elle et moi avons en commun cette mer, mare nostrum, pour laquelle les méditerranéens ont un amour inconditionnel. En italien comme en français quelques lettres du mot mère/madre se retrouvent dans le mot mer/mare. Même si dans l'une le mot est féminin (la mer) et dans l'autre masculin (il mare), il y a dans les deux cas le même amour et l'idée du berceau natal.

La lettre d'Henry Miller me ramène vers des écrivains qui m'ont formée à l'écriture. Lus très jeune. Miller, Giono. On les croirait éloignés l'un de l'autre. L'un, nomade, habitué aux voyages et l'autre, attaché à un lieu, Manosque dont il aura fait un monde à l'égal du comté imaginaire de Yoknapatawpha inventé par un autre écrivain immense, Faulkner, qu'il admirait. On les découvre amis, Miller et Giono. Entre eux, peut-être Melville, mais ici Soutine. On pourrait aussi s'interroger: Giono qui aimait et connaissait Louis Soutter aura-il parlé de lui à Henry Miller? 





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