Sylvie Durbec,
En résidence à la Maison de la Poésie de Rennes

lundi 5 novembre 2012

Ciel de traîne encore

"Un soir, le soleil, et pas seulement lui, avait disparu, le Juif s'en alla, sortit de sa petite maison et s'en alla, lui le Juif et fils d'un Juif,et avec lui s'en alla son nom, l'imprononçable, il s'en alla et s'en vint, s'en vint, clopinant, se fit entendre, s'en vint bâton en main, s'en vint foulant la pierre..."

1919-1939-2012
Pour l'instant trois dates.
Un seul nom, celui de Soutine.
Deux tableaux.
Une couleur.
Un mot aussi, un mot qui accompagne les dates, le nom et la couleur.
Détail. On y revient.
Un temps, le présent.
Celui de 1919 pour commencer, mais aussi les deux autres années.

Et la clarté dorée de la fin de journée, en automne quand le soleil donne.
Se donne la peine d'allumer le feuillage des arbres et les murs de la maison.
Chansons, ritournelles. Colchiques dans les prés.
Alors vient le désir de susciter ce qui a été.


Le tableau de 1919 a été peint au présent.
C'est la présence qui éclate dans l'oeuvre, de dimension presque carrée (65 x 69,9), celle d'abord des vaches sous l'arbre, à gauche, nombreuses et rouges, à droite, plus sombres, difficiles à dénombrer.
Puis celle de l'arbre, gigantesque et bleu. Agité de mouvements giratoires sous l'effet du vent. Ce géant a un tronc et des branches énormes et rouges. C'est un asile pour les troupeaux qui ne semblent pas s'apercevoir de la tempête qui se déchaîne plus haut.
Le vent est au centre du tableau. Le vent dans l'arbre. Rien n'existe en dehors. Tout est là, devant nous.
Même si la reproduction que j'ai sous les yeux est un détail, je peux constater en regardant l'oeuvre dans son intégralité qu'il manque peu de choses pour que ce détail soit le tableau entier.
En vain on cherche la signature sur le tableau. Si naturellement rouge dans certaines oeuvres.
Son titre relève de l'évidence: L'Arbre. Comme sa couleur: bleu.




Le tableau de 1939 a été peint au futur.
Tout parle la langue de la fuite et du départ.
Il faut se dépêcher de rentrer. Il faut se hâter de partir.
La reproduction est un détail d'un tableau de ce format presque carré qu'affectionnait le peintre, 46x 49,5. Est-ce une vieille toile qu'il a recouverte comme souvent chez Soutine? Madeleine Castaing était chargée de lui fournir des toiles déjà peintes.
Là aussi il manque peu de choses à ce détail. On a rogné un peu à droite pour arriver au format carré de la carte postale.
Le titre du tableau ne relève pas de la même évidence que précédemment: Retour de l'école, après l'orage. Deux enfants se tiennent par la main en sarrau noir, l'un (l'une?) semble avoir les jambes nues. Le ciel est traversé de traînées nuageuses et le vent agite les arbres courts et l'herbe des prés que le chemin traverse. Ciel de traîne.
Le bleu domine. Avec le vert et le blanc.
Pas de signature visible.
Les enfants avancent sur un chemin blanc qui ressemble aux nuages et à la robe de la femme sur un tableau imité de Rembrandt. C'est un beau morceau de peinture.
Qui fuit sur le chemin? Où est la maison des enfants? Ils ont quitté l'école et l'orage et courent vers ce que nous ne pouvons pas voir. Hors du tableau.

Je repars en Lituanie.



"Enfants piétinant le sombre marécage, dans leurs tabliers noirs. Sortant de. Essoufflés. Laisser les enfants sortir par ce temps il ne fallait pas! Encre des herbes culbutées.
"Il n'en resta bientôt plus que deux, un grand et un petit........ et le plus petit commençait à perdre du terrain, les S.S. hurlaient derrière eux et les chiens aussi....." extrait d'un livre de Jean-Pierre Weil et F.Segond, paru chez Faustroll


Et je retrouve Paul Celan et ses deux juifs. Entretien dans la montagne. Dont est issue la citation qui ouvre la journée.
Plus, regardant mieux les deux enfants sur le chemin blanc, il me semble reconnaître Michel Kikoine et Chaïm Soutine fuyant ensemble Smilovitchi et ses orages pour rejoindre Vilna en 1909 pour y apprendre la peinture. 
Mais j'y vois aussi le Soutine des années 40, poursuivi et malade, mais obstinément à la recherche de l'exacte représentation du vent dans un tableau.

Bleu, ce tableau, comme le vent. 








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