Sylvie Durbec,
En résidence à la Maison de la Poésie de Rennes

lundi 29 octobre 2012

L'ardillon de Nannetti ou comment un détail devient essentiel

Depuis Daniel Arasse (et sans doute avant lui), le détail a pris toute son importance en art.
Ici c'est d'abord un mot, assez rare, qui désigne un objet bien connu de nous tous: la partie pointue d'une boucle dont mon ami l'écrivain Marco Ercolani croyait qu'elle était celle d'une ceinture. En fait, il s'agissait de l'ardillon appartenant à la boucle d'un gilet.  Celui d'Oreste Nannetti.
Ardillon d'écriture, ardillon stylet dont se servit pendant des années un homme interné dans l'hôpital psychiatrique de Volterra.
Ardillon dit l'ardeur mais aussi la difficulté, combien il fut ardu de tracer des lettres dans le crépi de Volterra.
Ardillon (raidillon durillon). Chaîne impossible.
Dans ardillon, il y aussi le mot art.
"L'art, c'est l'aventure d'être en vie", cette courte phrase d'Henri Michaux s'applique à tous les artistes et à Nannetti, comme à Soutine.

 Oreste Nannetti a rédigé à l'aide de cet ardillon ( renouvelé plusieurs fois, à cause de la dureté de l'enduit qui recouvrait les mur) un journal intime en rendant à peu près illisible son écriture et en réinventant le boustrophédon. Voir définition au bas de l'article.

Dans les débuts de la psychiatrie, les auteurs de dessins, gravures et textes faits dans le cadre asilaire étaient soient référencés comme des cas, soit avec leurs initiales, soit leurs prénoms. Il aura fallu attendre la fin des années 90 pour obtenir qu'ils soient nommés par leurs noms et prénoms. En tant que personnes.
J'étais ce ouiquinde à Paris à la Halle St Pierre pour écouter et voir. Ecouter parler de l'art sous sa forme populaire, brute, sacrée, sous sa forme élémentaire et urgente. Et voir le travail d'Oreste Nannetti sur les murs de son asile,  contournant les malades catatoniques installés sur un banc pour ne plus en bouger, et délicatement inscrivant son écriture autour de leurs silhouettes tout en poursuivant inlassablement son entreprise, reconstituant un gigantesque journal aux pages clairement dessinées et dans lesquelles s'écrivait jour après jour son inquiétude. Celle de la nourriture par exemple. Ce journal illisible et fragile, sorte de royaume instable, Nannetti l'a patiemment construit, comme Robert Walser l'a fait pour un de ses romans, justement appelé Le Brigand, en usant de microgrammes, cette écriture invisible au crayon gris qui a finalement été déchiffrée longtemps après sa mort. Scriptions. 
L'écrivain comme l'artiste est celui qui reste lié. Et qui relie le fil de sa propre existence à celle des autres pour créer/recréer une origine et donner forme à ce que j'appellerai la patrie portative.
Cet ardillon, beaucoup (voir par exemple le site très intéressant d'Animula vagula) croient que c'était celui de la boucle d'une ceinture. En quoi ce détail a-t-il une importance pour celui ou celle qui regarde les incisions d'Oreste Nannetti? Je crois pouvoir répondre qu'on ne lui aurait pas laissé une ceinture. Tandis qu'un gilet, oui. Moins dangereux. Sans doute. Voilà comment on peut développer dans des conditions extrêmes une stratégie imprévue. Voir par exemple, Podestà qui inventa un mélange mêlant plâtre, colle et sciure pour fabriquer ses oeuvres dont un fétiche que posséda Tinguely et qui a pour titre: la cure d'amaigrissement!

Ce qui frappe dans les différentes oeuvres montrées dans l'exposition de la Halle st Pierre, Banditi dell'arte, c'est que tout est bon à celui qui a besoin de créer son monde en résistance contre celui de l'enfermement (qu'il soit asilaire ou intérieur). Poteries pour des prisonniers, fils de serpillière pour tisser un habit de force pour un interné, os de boeuf, mélange à la Podestà, tout fait l'affaire comme dit la langue, dans l'urgence et le dénuement.

sculptures de Buffo
Faire de rien un monde. Faire monde.
C'est ce qui nous vient en regardant les personnages de Buffo, leur simplicité puissante et tranquille, presque tendre. Objets de bois et de ciment qu'il fabriqua quand il fut à la retraite, lui, le vieux maçon italien, installés dans son jardin, et qu'à sa mort, on voulait brûler comme fatras bon au feu. Cette humanité profonde que donnent à voir, non seulement le travail de Buffo dans sa modestie, mais aussi les autres artistes présents dans l'exposition, évidemment nous touche et nous rappelle ce que nous sommes, mais sans arrogance. " Ami, sois respectueux de la vie", disait Buffo à ses visiteurs.

Dans une intervention d'une chercheuse palermitaine, j'ai retrouvé Judith Scott, cette artiste mongolienne, bizarrement présente à l'exposition de Rennes, Newway Mabilais. J'ai appris aussi que Judith Scott avait une soeur jumelle et que son usage du fil ( pensons à Ariane, mais aussi Pénélope ou Arachné)  rappelait cette nécessité de lier, relier et aussi parfois délier que l'on retrouve dans le travail de beaucoup d'artistes, à la fois singuliers et contemporains, une momification infinie, un besoin de mettre ensemble ce qui est séparé, comme le belge Pascal Tassin.
oeuvre de J.Scott in catalogue des Prairies


Et Soutine dans tout ça?
La couleur, la signature rouge sur le tableau.
La fureur muette.
La colline de Céret.
L'arbre dans le vent.
Les enfants qui rentrent de l'école après l'orage.
Comme toujours étonnement devant l'énergique peinture de Soutine, si éloignée de toute tentative de séduction.
Et aussi déception de ne pas retrouver les arbres du musée de Céret, l'Idiot du musée Calvet d'Avignon.
Mais je sais que la déception provient surtout de mon impuissance à rester dans et devant le tableau. Il faut repartir, s'éloigner, traverser les Tuileries, repartir. Se souvenir qu'une seule lettre peut suffire pour exprimer la rébellion: S comme Soutine.



On qualifie de boustrophédon le tracé d'un système d'écriture qui change alternativement de sens ligne après ligne, à la manière du bœuf marquant les sillons dans les champs, de droite à gauche puis de gauche à droite.


1 commentaire:

  1. Lundi, je suis passé moi aussi voir l'exposition Soutine, éblouissante, incandescente. Tu as bien sûr remarqué la grande photo du peintre sur le panneau d'entrée, prise au Blanc, chez Zborowski, une ferme, est-il précisé, (je doute qu'il s'agisse d'une ferme vu que l'adresse de la maison était au 17, boulevard Chanzy, dans la ville même). Superbe photo que j'enrage de ne pas retrouver sur le net.

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